Dans votre livre et vos podcasts, vous traitez de la montagne et des stations de ski. D’où parlez-vous ?
J’ai grandi à la montagne dans une famille de parents et grands-parents commerçants dans la vallée des Belleville. On peut dire que je suis un pur produit des stations telles que nous les connaissons aujourd’hui – né au début des années 70, au moment où les stations de ski ont commencé à se développer, et vivant encore dans ces montagnes, près d’Annecy. À l’époque c’était un environnement de pionniers, incarné par la construction de remontées mécaniques, des coulées de béton en haute altitude, etc. Construire des ensembles bâtis exclusivement pour le ski alpin, directement en altitude, est d’ailleurs une particularité française unique au monde. Nous sommes loin des villages autrichiens qui se sont développés organiquement en installant de grandes remontées mécaniques pour aller ensuite en altitude.
Quand j’ai commencé à écrire sur les stations il y a 20 ans, je me rappelle que j’éprouvais de la frustration. J’avais l’impression de ne pas être né au bon moment et d’avoir loupé la grande époque ! J’écoutais comment ces pionniers – la génération du baby boom – avaient créé à partir de rien des stations en haute altitude grâce au Plan Neige de l’État et à l’accès aux énergies peu chères qu’étaient l’électricité et le pétrole. J’écoutais le pari qu’ils avaient fait sans garantie de succès et découvrais le courage de ces populations qui, en l’espace d’une vie étaient passées de paysan·nes, agriculteur·rices, à moniteur·rices de ski, commerçant·es, gérant·es de remontées mécaniques, d’hôtels. Leur cadre de vie a totalement été chamboulé avec l’arrivée des immeubles, des routes, des parkings…
Aujourd’hui, vous portez un regard critique sur l’industrie du ski alpin. Qu’est-ce qui a changé ?
J’adore le ski alpin, c’est mon sport et j’aimerais que cela dure le plus longtemps possible. Pour autant, il est condamné. Il suffit de regarder la trajectoire du réchauffement climatique, les comportements sociaux, ou encore les inégalités révélées par le foncier en montagne qui montre aujourd’hui qu’on investit la montagne plutôt qu’on ne la vit.
Très rapidement, cette industrie va soit s’arrêter soit devenir réservée aux stations les plus hautes et aux personnes les plus riches. Ce scénario peut arriver plus vite qu’on ne le croit car la montagne est en avance quand il s’agit de réchauffement climatique. Il suffit d’une, deux ou trois mauvaises saisons pour que le château de cartes commence à s’effondrer. L’aménagement de la montagne tel qu’il a été pensé dans les années 60 et dans lequel j’ai grandi est selon moi une parenthèse. Une parenthèse de 100 ans peut-être. C’est une anomalie dans l’histoire humaine en montagne qui s’est appuyée sur de l’énergie bon marché et l’explosion des loisirs. Mais cela ne peut pas durer face aux dangers et faiblesses qui commencent à menacer ce modèle économique.
« L’aménagement de la montagne est une parenthèse dans l’histoire humaine. »
Depuis quelques années, les termes de transition et de transformation sont apparus dans le monde de la montagne. La transition des stations de ski vers de nouveaux modèles a-t-elle déjà commencé ?
La transition c’est le passage d’un état à un autre. C’est le fait de s’adapter au monde qui change. Or, comme nous n’avons pas commencé sérieusement à réfléchir à l’endroit où nous souhaitons aller, la transition n’a, pour ainsi dire, pas commencé ! Pour le moment, nous assistons malheureusement uniquement à l’utilisation du mot transition – ce qui est déjà une étape importante.
On dit qu’il faut un modèle économique plus durable, plus résilient… Mais les actions sont, elles, surtout du greenwashing. Hormis à Métabief, une station de moyenne montagne dans le Jura où les équipes municipales se sont donné dix ans pour changer de modèle économique et ont décidé qu’à partir de 2030/2035, il n’y aurait plus de ski alpin. Il n’y a aucun autre exemple concret qui montre que la transition est réellement activée. Le Titanic fonce toujours vers l’iceberg. Certains donnent des coups de rame, d’autres hurlent, d’autres écrivent des bouquins, mais le paquebot continue d’avancer.
La Grave envisage de construire un troisième tronçon du périphérique, à Tignes se construit un gigantesque Club Med… Partout dans les stations on continue de construire alors que les faits alarmants sont là. Les lits froids augmentent (tous les lits occupés moins de trois semaines par an), la fréquentation diminue années après années, la neige se fait de plus en plus rare et imprévisible, les habitudes sociales de réservation, de pratique du sport, de déplacement, évoluent,… Tout, nous dit « STOP »… et pourtant tout continue comme avant.
Comment faire pour inverser la tendance ?
Pour moi la transformation du modèle des stations de ski passera par des démarches bottom-up, par des coalitions de citoyen·nes qui, par le passé, ne se parlaient pas, ou ne se reconnaissaient pas en tant que groupe. C’est par exemple ce que font les activistes qui se réunissent sous forme d’association à La Clusaz en organisant une très efficace intervention dans l’opinion publique. Ils ont une puissance de feu médiatique phénoménale. Ce sont des gens extrêmement différents – des locaux, des personnes avec des résidences secondaires, plus largement des gens inquiets pour l’avenir – qui se rassemblent pour faire monter des idées et porter une vision du futur différente que les décideurs devront écouter.
Je crois aussi aux élections municipales comme facteur de changement car les maires ont du pouvoir. Ce sont eux qui délivrent les permis de construire et gèrent les Plans Locaux d’Urbanisme. Le changement ne viendra ni des départements, ni des régions, ni de l’Etat. Il viendra de maires et d’équipes municipales élus sur des programmes critiques, alternatifs.
Guillaume Desrue, le maire de Bourg Saint-Maurice, incarne cette nouvelle génération de décideurs politiques. C’est un des premiers à avoir fait campagne sur un moratoire pour la construction de résidences touristiques. C’est inédit ! Aucun maire n’avait jamais osé ne serait-ce qu’en parler jusqu’à maintenant. Alors prendre position là-dessus, cela représente pour moi un signe fort.
« Partout on continue de construire alors que les faits, les chiffres, les lits froids, la fréquentation, la neige, le réchauffement climatique, les habitudes sociales, le coût de l’énergie… tout, nous dit « STOP ». »
Votre livre s’intitule Touche pas au Grisbi !, pourquoi cette référence à un film de gangsters ?
J’ai souhaité faire référence à ce film, non pas parce que je crois qu’il y a des gangsters dans les stations de ski, mais pour montrer qu’il y a beaucoup d’argent en jeu et qu’il y a ceux qui ont le droit d’y toucher et les autres. Dans les stations de ski, « on protège son or blanc ». Ce qui ne serait pas négatif si nous n’étions pas en parallèle dans ce besoin urgent de transformation et d’adaptation. Malheureusement, on se rend compte que les endroits où ça bloque sont toujours liés aux questions d’argent, au fait de ne pas vouloir abandonner sa rente, sa vache sacrée pour en inventer de nouvelles… Une part de ça est compréhensible, il est normal de ne pas vouloir renoncer à son activité. Pour autant, je pense qu’il est du devoir des chef·fes d’entreprise ou des gérant·es de station de considérer que leur business peut s’arrêter, tout comme il est nécessaire d’être entouré de gens critiques, de personnes qui vous font voir les choses différemment.
Vous mentionnez les entreprises comme un point de blocage mais pas comme un levier de transformation. Pourquoi ?
Un promoteur immobilier qui coule X mètres cube de béton par an est dans son rôle. De même pour les remontées mécaniques : leur but est de faire monter des gens et de vendre des forfaits. On ne leur demande ni d’aménager le territoire, ni d’imaginer une nouvelle économie. Ce n’est donc pas leur problème. C’est pourquoi il faut changer les règles du jeu et arrêter de dire que les activités économiques sont amorales. Au contraire, il doit y avoir une morale dans le commerce, la guerre en Ukraine nous le prouve, et nous devons apprendre à renoncer, à faire une croix sur une partie de son chiffre d’affaires pour investir dans l’avenir et dans l’intérêt général.
En tant qu’écrivain et journaliste, quels messages essayez-vous de passer ? Et comment ?
En racontant des histoires, par l’intermédiaire de mes livres, de mon podcast ou de mes articles, j’essaie d’enrichir les visions du monde de mes lecteurs et auditeurs et de faire voir les sujets à partir de points de vue différents. J’essaie d’apporter des chiffres et des données qui peuvent paraître contre-intuitives. Par exemple, que les communes porteuses de stations de ski comme La Clusaz, Morzine Avoriaz, Chamonix, ou la vallée des Belleville perdent chaque année des habitants alors même qu’elles sont riches.
Les histoires sont puissantes ! Elles nous nourrissent, elles transmettent des valeurs d’une génération à l’autre, elles nous aident à nous accoutumer au monde et à apprivoiser le futur en étant également des lieux de déploiement de l’imaginaire. Il n’est pas anodin qu’une entreprise comme Netflix fonde aujourd’hui son activité non plus seulement sur un réseau de distribution, mais sur la qualité de son contenu. J’essaie donc, par l’intermédiaire de mes articles et podcasts, d’interpréter et traduire ce que j’entends, ce que je vois, ce que je perçois du monde, le plus honnêtement possible. Parfois en pensant contre mes intérêts à court terme ! Il faut s’autoriser à dire que le ski alpin ne sera pas éternel, que les stations de ski n’ont pas toujours été ainsi et qu’elles peuvent donc encore évoluer. Je raconte également qu’il est complètement fou que la moitié des lits touristiques dans les stations françaises soient des lits froids et qu’on continue pourtant à construire à tour de bras ! Puis j’essaie avec mes romans et mes cours de prospective à l’EM Lyon de nous projeter dans d’autres futurs pour la montagne.
Vous terminez votre livre par une citation de Saint John Perse, L’honneur de notre temps. Cela me fait penser à Corinne Morel Darleux qui parle de la dignité du présent. Qu’avez-vous souhaité dire en évoquant ce poète ?
Intérêt général, dignité, sincérité, ce sont des mots ringards mais si essentiels… Je crois intimement qu’aujourd’hui nous avons vraiment besoin de dignité et de sincérité dans notre vie et en politique. Ce livre Touche pas au grisbi !, en est une expression. Je le débute par cette citation de Saint John Perse qui disait en 1960, à propos du rôle des poètes dans le monde : « Ne cédons pas l’honneur de notre temps ». Nous sommes la génération du temps présent : à nous d’agir avec dignité et sincérité. À nous d’inventer des modèles d’avenir dignes pour les sports d’hiver et les communautés de montagne.