Peux-tu nous expliquer ce qui t’a amené à retracer l’histoire du yoga ?
Quand j’ai commencé le yoga, j’ai tout de suite eu une relation ambivalente avec la discipline. Si la pratique me faisait du bien, je ressentais une dissonance cognitive par rapport aux discours que j’entendais. Des propos selon lesquels le yoga nous aiderait à nous améliorer, à devenir plus résilient·e, souple, etc. N’étant pas familière avec l’industrie du bien-être et la culture du fitness, je découvrais ces terminologies qui parlaient d’acceptation et de bonheur avec des phrases telles que « le bonheur est à l’intérieur, c’est à toi de le fabriquer ». Cela m’a interpellé car ces discours ne correspondaient pas à ma vision politique et me semblaient peu audibles pour des personnes provenant de milieux moins privilégiés. Je me suis donc intéressée à l’histoire du yoga ; pour comprendre comment une pratique qui à l’époque était l’apanage de personnes en marge de la société est devenue un objet mainstream affilié à l’industrie du développement personnel.
Céliopé – Florent Fournier
Dans ton livre tu qualifies ces discours de dépolitisant…
Si je constate des discours critiques sur la société de consommation et la société productiviste, jamais ils ne sont formulés en des termes politiques. Les personnes qui portent ces discours pratiquent souvent l’écologie des petits gestes – iels achètent bio, local, sont végétariens – mais rarement iels critiquent les systèmes de domination et d’exploitation qui forgent notre société moderne ou participent à la vie politique collective. C’est pour ça que je qualifie ce milieu de dépolitisant. Car en promouvant des discours autour de la résilience et de l’adaptabilité, le yoga est devenu un instrument au service d’un travail sur soi permanent, et donc de la logique néolibérale ! Comme le néolibéralisme, il fait peser sur l’individu la responsabilité de pallier les dysfonctionnements du système mais sans interroger les causes profondes. Or, si je manque d’estime personnelle, est-il préférable que je fasse du yoga pour augmenter mon estime ou que je m’attaque à la question du patriarcat pour comprendre l’origine de ce manque ?
« Le yoga moderne est dépolitisant car la suprématie du psychologique sur le politique fait porter sur l’individu la responsabilité de composer avec les exigences du capitalisme, plutôt que de l’inviter à porter une analyse critique et structurelle sur ce qu’il faudrait changer. »
Le yoga serait donc devenu un outil au service de la performance, alors même qu’il en promeut l’inverse ?
C’est toute son ambivalence. D’un côté, nous essayons de promouvoir une pratique dont l’objet n’est pas le dépassement de soi, mais de l’autre, nous héritons de la vague de démocratisation des années 90 imprégnée des valeurs du fitness et de l’idée d’un dépassement psychique. Le bikram yoga étant l’illustration parfaite de cette logique du no pain no gain…
Si je trouve par ailleurs intéressant que le yoga et la méditation entrent dans les entreprises car cela permet de toucher des publics plus sédentaires, je critique celles qui instrumentalisent ces pratiques pour occulter les problèmes organisationnels et la précarisation croissante du travail. C’est le cas d’Amazon, qui a mis en place des cabines de méditation dans ses entrepôts pour que les employés puissent faire des pauses et renforcer leur productivité. Comme l’a très bien écrit le compte Instagram Balance ta start-up : « Le baby-foot, c’est cool, mais le droit du travail, c’est encore mieux » !
Dans ta recherche pour expliquer comment le yoga est passé d’une pratique en marge de la société à une pratique au cœur de la logique néolibérale, tu t’es intéressée à la cyberculture et au livre de Fred Turner, Aux sources, de l’utopie numérique. Quels liens existe-t-il entre le yoga et l’avènement d’internet ?
Dans mon livre, je montre qu’aux Etats-Unis plusieurs courants contestataires coexistaient dans les années 60 au sein de la contre-culture américaine, et qu’il était possible de les distinguer en deux grandes critiques, suivant la logique développée par Boltanski et Chiapello dans leur livre Le nouvel esprit du capitalisme. D’un côté, une critique sociale portée par des ouvriers, et principalement relative aux conditions de travail et au modèle de production. De l’autre, une critique artiste portée par les classes supérieures et intellectuelles dénonçant la dimension étouffante et aliénante du modèle industriel fordien. C’est dans cette critique artiste que se sont rassemblés le mouvement hippie, qui avait trouvé dans l’Inde un modèle alternatif à la société de consommation américaine, et le mouvement de la cyberculture, très libertaire et anti-institution. Deux courants qui, par l’intermédiaire de personnes qui se situaient à leurs confluences, ont commencé à se côtoyer. À l’image de Steve Job qui disait qu’il avait trouvé l’inspiration pour ses produits dans le LSD, la méditation et le yoga…
En s’intéressant à l’histoire de la cyberculture américaine, on comprend donc comment le yoga est passé d’une pratique hippie en marge de la société, à une culture mainstream associée à l’avènement d’internet et de toutes les multinationales que nous connaissons aujourd’hui, tout en pénétrant les techniques de management modernes.
Dans ton livre, tu reviens également sur le rôle qu’à joué le yoga en Inde lors du processus de décolonisation avec l’Angleterre. Comment une pratique peut-elle influencer politiquement un événement historique tel que la décolonisation ?
Le yoga a toujours été associé à une dimension politique. Aujourd’hui encore, il reste instrumentalisé par l’extrême droite hindoue au pouvoir qui en fait une arme de soft-power pour légitimer son idéologie aux yeux du monde. Mais il est vrai que pendant la (dé)colonisation, période lors de laquelle les corps sont particulièrement des objets politiques, le yoga fut au cœur des questions nationalistes. Alors que l’Angleterre commençait à enseigner dans les écoles et l’armée des programmes sportifs car elle y voyait un moyen de transmettre les valeurs bourgeoises de l’époque et de discipliner les corps pour qu’ils soient sains et disponibles, Mark Singleton montre dans son livre Aux origines du yoga postural moderne que face à cette disciplinarisation des corps, des nationalistes hindous et indiens ont trouvé dans le yoga une manière de rivaliser avec les colons. C’est à ce moment que nous avons commencé à définir le yoga non plus comme une pratique religieuse et spirituelle mais comme un sport.
On comprend que le yoga moderne hérite de multiples transformations. Quelles sont les futures transformations auxquelles tu aspires ? Un yoga avec une dimension plus collective ? Un yoga plus militant ?
Des initiatives se développent déjà en ce sens. En Inde et en Asie du Sud des yogis dénoncent l’instrumentalisation de leur héritage spirituel et culturel au service de l’idéologie de la performance et du capitalisme. D’autres défendent un yoga au service des communautés et d’une approche plus structurelle. En France, des professeur·es enseignent à des publics qui ne correspondent pas aux standards esthétiques promus par la culture du yoga mainstream qui met principalement en scène des corps jeunes et minces. D’autres utilisent des techniques de souffle et de visualisation pour inviter à se relier au vivant, selon la logique développée par le philosophe Baptiste Morizot… Tout cela me semble aller dans la bonne direction.
Quant à un yoga plus militant, si cela existe également, j’ai personnellement choisi de ne pas faire de mes cours mon espace de militantisme car j’y vois le risque de véhiculer de nouvelles injonctions. Je préfère porter un regard critique sur la discipline par le biais d’autres canaux et notamment par l’intermédiaire de ce livre.