Modèle du tout ski, JO 2030, stations fantômes : pour Mountain Wilderness, la montagne française est en panne d’imagination

Fév 9, 2024 | Entretiens

Faire évoluer les imaginaires de montagne ! S’il y a bien une phrase que l’on entend souvent mais que l’on ne comprend pas vraiment, c’est bien celle-là. C’est pourquoi on est allé à la rencontre de Fiona Mille, présidente de l’association Mountain Wilderness, avec une question : c’est quoi ces fameux imaginaires et que racontent-ils du sport pour la montagne ? Entretien.

Mountain Wilderness (MW) veut faire cohabiter la montagne sauvage avec la montagne à vivre. Peux-tu nous expliquer ce que cela signifie ?

Nous souhaitons sortir de la vision dualiste qui oppose la nature, à la vie des hommes, pour au contraire faire relation entre ces deux espaces. C’est pourquoi nous préférons utiliser les termes de montagne sauvage et de montagne à vivre. La première représente les derniers espaces inhabités par les humains. C’est la montagne d’altitude, là où le monde sauvage est roi, même si malheureusement nous gardons une emprise, comme en témoigne la fonte des glaciers. La seconde représente l’espace que l’on habite parce que les conditions le permettent. Des territoires qu’il nous faut impérativement transformer pour en faire des lieux de vie à l’année.

« On ne peut plus envisager la montagne uniquement comme une pente à descendre. »

Pourquoi faut-il changer notre rapport à la montagne ? Qu’est-ce qui dysfonctionne dans le modèle dominant ?

Le modèle dominant est celui du tourisme, qui a émergé dans les années soixante avec Le Plan Neige. Un modèle qui nous a permis de vivre en montagne pendant de nombreuses années, et qui l’a aménagée à des fins récréatives et économiques. Malheureusement, cette mono-activité touristique est vulnérable face au changement climatique et fragile économiquement. On ne peut plus envisager la montagne uniquement comme une pente à descendre. Car trop nombreuses sont les stations endettées, qui reposent sur des aides publiques voire qui risquent une mise sous tutelle de l’État, mais qui continuent d’investir dans le tout ski faute d’anticipation et de prospection vers d’autres modèles économiques.

Une situation qui nous conduit droit vers une crise économique et sociale qui pourrait se solder par d’importantes pertes d’emplois. Un scénario inquiétant qui doit nous presser de passer d’un modèle uniquement touristique à un modèle où plusieurs activités économiques coexistent. Car cette crise sociale, il n’est pas trop tard pour l’éviter contrairement à la crise écologique déjà perceptible en montagne.

Quelle place devrait avoir le sport dans ces nouveaux imaginaires pour la montagne ?

Les sports de montagne ont cette spécificité qu’ils nous sortent de notre zone de confort, parce que le milieu est incontrôlable. Quand on part en ski de randonnée, en alpinisme, ou même en randonnée estivale et qu’un orage arrive, l’incertitude constante qui règne, nous force à anticiper, et à nous adapter. Or je crois qu’il y a là quelque chose de profondément enrichissant qui peut nous aider à mieux vivre dans le monde incertain d’aujourd’hui.

Une composante qui m’interroge sur l’évolution des sports de montagne est notre déconnexion progressive au milieu dans lequel on les pratique. Lors des Championnats du monde de ski alpin à Courchevel, le moindre centimètre de neige était sous contrôle pour s’assurer que les participants aient accès aux mêmes conditions. Mais est-ce vraiment ça la montagne ? Veut-on vraiment se couper de son écosystème et en contrôler l’ensemble des paramètres comme si nous étions dans un gymnase ?

Selon MW la montagne ne doit plus être notre « terrain de jeu », pourquoi ?

Ce qu’on déplore avec cette expression, c’est qu’elle limite la montagne à son rôle récréatif. Or, évidemment que la montagne est récréative et sportive, mais elle n’est pas que ça. Elle est avant tout l’espace qui héberge 80% de la biodiversité terrestre. On ne peut donc pas la considérer uniquement comme un objet de consommation, à notre service.

Cette perception de la montagne appauvrit profondément l’expérience individuelle que l’on peut en faire. Cela n’incite pas à prêter attention au monde vivant qui nous entoure et à développer un rapport sensible avec cet environnement. Or je crois que c’est justement lorsqu’on s’immerge pleinement en montagne, avec tous nos sens à l’affût que l’on peut ressentir une véritable intensité.

Cet été, lors d’un coucher de soleil, j’ai aperçu un bouquetin faisant ombre chinoise sur la crête, avec son ombre dans le lac. Un moment suspendu qui fut pour moi d’une intensité aussi grande que mon effort physique de la journée.

Pourtant les réticences à changer de modèle perdurent. Comment l’expliquer ?

Nous manquons d’une vision stratégique pour la montagne. Le plan Avenir Montagne et les lois montagnes apportent des aides publiques, qui permettent d’investir dans de l’aménagement (rénovation énergétique, nouvelle infrastructure, etc.), mais on ne répond pas à la question fondamentale : quel doit être le rôle de la montagne au niveau national, pour la biodiversité, l’accueil, l’agriculture..?

L’autre frein, c’est la peur. L’idée selon laquelle si on arrête le ski, on signe l’arrêt de mort de son territoire, qui deviendra une station fantôme. Alors que j’en suis convaincue, d’autres scénarios existent pour les stations de montagne. C’est pourquoi nous devons ouvrir nos imaginaires et dessiner des modèles différents.

« Cette crise sociale, il n’est pas trop tard pour l’éviter contrairement à la crise écologique déjà perceptible en montagne. »

Pour imaginer autre chose, doit-on sortir de la représentation : montagne = ski ?
montagne = neige ?

Exactement. Les pubs dans le métro parisien qui font la promotion des stations de ski ne doivent plus correspondre à notre représentation de la montagne. On doit penser ces territoires comme des espaces de vie, des villages avec leurs habitants, et non plus comme des stations avec des touristes. D’autant que les chiffres sont là : les touristes ne souhaitent plus aller en montagne juste pour le ski, et les retombées économiques sont de plus en plus importantes l’été.

Certaines initiatives locales contribuent à faire évoluer nos imaginaires. Par exemple, les installations culturelles éphémères, qui développent notre créativité, ou les colos remisent au goût du jour par certains tiers-lieux.

« La vision qui prédomine dans nos imaginaires est celle des stations fantômes »

À t’écouter, j’ai surtout le sentiment qu’il faut qu’on transforme nos offices de tourisme.

L’enjeu pour le tourisme est double. Nous devons sortir de la prépondérance du ski alpin dans les stratégies touristiques des territoires de montagne. Et, dans le même temps, sortir de la prépondérance du tourisme dans la vie de nos territoires. Car cette hégémonie conduit à des situations absurdes où par exemple, on injecte de l’argent public pour que les vacanciers aient accès à des navettes gratuites, mais on oublie de mettre en place des transports en commun pour les habitants…

Plutôt que de faire du marketing sur l’attractivité territoriale et vendre des forfaits ski, les offices de tourisme pourraient demain mettre en lumière les initiatives locales qui innovent sur les nouvelles manières d’accueillir. Ils pourraient représenter les stations comme des portes d’entrée vers la montagne sauvage. En faire des lieux de découverte et de sensibilisation à la faune et à la flore, en organisant des sorties naturalistes… A Belledonne, les Camps de base portaient un projet de lieux de rencontres où guides, accompagnateurs de montagne et associations auraient fait le lien entre la vallée et la montagne sauvage, créant des ponts entre les habitants, les touristes et les espaces naturels préservés. Il faut qu’on encourage ce type d’initiative.

Sur quelles activités économiques les territoires de montagne peuvent-ils s’appuyer ?

Il y a évidemment l’agriculture et le maraîchage. Car même s’il nous serait impossible d’atteindre l’autosuffisance alimentaire du fait des complexités géographiques et climatiques, on peut améliorer notre résilience, qui à ce jour est assez faible. L’artisanat est également une piste surtout que les activités sont non délocalisables et créatrices d’emploi. L’innovation sociale, en hausse, est aussi prometteuse car elle favorise les solidarités de proximité et l’économie locale. Enfin, nous pourrons toujours compter sur le tourisme, mais ce dernier serait idéalement mieux réparti sur les saisons et diversifié entre un tourisme de découverte, sportif et patrimonial.

Je crois également que l’on peut s’appuyer sur les habitants qui depuis quelques années se rassemblent en collectifs citoyens, au point qu’aujourd’hui le ratio nombre d’habitants/nombre de collectifs, est impressionnant dans les régions alpines. Cette énergie est une superbe ressource pour penser autre chose. En septembre dernier, en seulement quatre jours nous avons rassemblé une soixantaine de personnes pour la première mobilisation et 120 pour la seconde, pour protéger le glacier de la Girose dans les Hautes-Alpes. Et ce, malgré un dénivelé positif de 1900 mètres à gravir ! La mobilisation s’est faite extrêmement rapidement car les glaciers nous donnent envie de nous battre pour eux. L’émerveillement que ces géants de glace nous procurent peut être un véritable élan de mobilisation et d’action.

Et les JO 2030 alors. Est-ce une aubaine ou une malédiction pour enclencher la transformation des représentations de la montagne ?

Les JO 2030 témoignent de notre panne d’imagination. On ne peut pas créer une dynamique nouvelle sur un territoire en prenant une recette du passé. Ça ne marche pas. D’ailleurs les locaux nous le disent : ils ne veulent pas de « ce rêve » qu’on essaie de nous vendre. C’est pour cela qu’on se mobilise aux côtés du collectif NO JO qui appelle à un référendum. Nous devons ouvrir le débat, dans les territoires de montagne et à l’échelle nationale. Car si on acte ces JO, on fixe le cap politique des territoires de montagne à horizon 2030. Or comment diversifier notre modèle si notre cap est un événement touristique de quinze jours fondé sur la neige ?

Fiona Mille est présidente bénévole de l’association Mountain Wilderness (France).  Leur objet : agir pour faire cohabiter la montagne sauvage avec la montagne à vivre.

 

Appelant à des États Généraux de la Transition des Territoires de Montagne, MW portera en 2024 plusieurs initiatives visant à impulser un élan inédit pour les territoires de montagne et à faire avancer concrètement les transitions vitales. Une initiative qui misera sur l’intelligence collective et la mobilisation de l’écosystème montagnard.

Ce que l’on retient de cet entretien

1. Le besoin de faire évoluer nos représentations de la montagne pour sortir du modèle du tout-ski.

2. L’image des stations fantômes, comme frein à l’action. 

3. L’amour des glaciers comme source de mobilisation.