Réduire la voilure : réquisitoire pour en finir avec les chronos dans la course au large

Juil 24, 2024 | Entretiens

En 2022, Stan Thuret a déclenché un coup de tonnerre dans le milieu de la course au large en annonçant qu’il arrêtait pour des raisons écologiques. Il revient en 2024 avec Réduire la voilure (Robert Laffont). Coup de projecteur sur ce navigateur déserteur.

Quand tu as renoncé à la course au large, il y a eu beaucoup de réactions violentes sur les réseaux sociaux. Si c’était à refaire, tu ferais pareil ?

C’est vrai que j’ai reçu une avalanche de haine de la part de gens qui ne comprenaient pas pourquoi je dénonçais la course au large, alors que j’en avais pleinement profité. Mais j’ai également reçu une vague d’amour des jeunes générations. Des gens m’ont remercié de porter ce message d’espoir. Donc oui, si c‘était à refaire, je le referais.

J’aurais pu arrêter et ne rien dire, prétendre simplement mettre un terme à ma carrière sportive, comme tu l’as fait dans le wakeboard. Sauf que depuis mes débuts dans la voile j’utilise les réseaux sociaux pour partager ce que je vis, raconter des anecdotes, mes progrès et découvertes. Une démarche qui m’a valu l’étiquette de youtuber de la voile pendant quelques années (rire)… Cela relevait donc pour moi de l’évidence que d’expliquer les raisons qui m’ont poussé à arrêter la compétition.

Considères-tu que c’était un acte courageux ?

On me demande souvent à quoi j’ai renoncé en prenant cette décision, alors que je préfère parler de ce que j’ai gagné. Car non, ce n’était pas courageux d’arrêter. Ça faisait 3-4 ans que je ressentais un décalage qui grandissait en moi. Cette décision m’a permis de me réaligner avec mes convictions et de faire tomber le masque. Ce fut plutôt un grand soulagement. En revanche, pour la sortie de ce livre, j’avais des réticences. J’avais peur de remettre une pièce dans la machine et de recevoir une nouvelle vague de haine.

Tu dis avoir « déserté », pourquoi avoir choisi ce mot qui fait référence au lexique militaire ? Est-ce qu’il y a aussi l’idée de trahir quelque chose ?

J’aime l’idée de faire dialoguer le désert et l’océan, deux endroits ou il est possible de faire l’expérience de l’autonomie, du danger et de la reconnexion à soi. Mais cela fait surtout référence à la phrase selon laquelle « réfléchir, c’est désobéir ». Je crois qu’il y a vraiment cette idée chez les personnes qui désertent l’armée. Une perte de sens qui conduit à un changement radical.

Pour les gens qui ont grandi dans le milieu de la course au large, je peux comprendre que le modèle actuel soit leur seul référentiel et qu’il soit difficile de le remettre en question. Toutes leurs relations professionnelles et personnelles en dépendent, et ce n’est pas dans le sport qu’on nous apprend à développer notre esprit critique. Ce même schéma s’observe dans d’autres secteurs d’activité : alors que certains se lèvent et s’en vont, d’autres restent car ils ont une famille à nourrir, un crédit à rembourser, ou simplement l’envie de voir les choses perdurer. Mais pour moi qui en avait les moyens et la liberté, cela relevait de la responsabilité morale. Et j’espère que mon livre donnera à d’autres l’envie d’emprunter la voie de la désertion.

« En restant, je continuais implicitement de cautionner le système et de l’alimenter, tout en le vivant assez mal car les avancées étaient anecdotiques »

Beaucoup d’athlètes disent rester dans les circuits pour conserver leur capacité d’influence. As-tu perdu la tienne en claquant la porte ?

Pendant trois ans, je suis resté dans le milieu exactement pour cette raison. Je me disais, que c’était de l’intérieur que je pouvais au mieux l’influencer, par le biais de l’association La Vague notamment. Mais en restant, je continuais implicitement de cautionner le système et de l’alimenter, tout en le vivant assez mal car les avancées étaient anecdotiques. Donc non, je ne crois plus en cette idée selon laquelle on ne peut faire bouger les choses que de l’intérieur. Prendre la décision d’arrêter, a été la chose la plus concrète et impactante que j’ai faite. Un des intérêts, c’est que les parties prenantes de la course au large ont été contraintes de se positionner par rapport à mon propos. De même, grâce à mon livre, j’ai pu évoquer ce sujet dans de nombreux médias, dont Télématin qui cumule des milliers de téléspectateurs.

Dans ton livre, tu évoques l’importance d’avoir un propos lorsqu’on produit du contenu. Quel est-il pour ce livre ? Que dis-tu de plus que ce que tu as écris au moment de ton départ ?

Quand j’ai annoncé sur les réseaux sociaux que j’arrêtais la course au large pour raison écologique, j’ai essayé de soigner ma prise de parole. J’ai publié une vidéo ainsi qu’un texte que je mûrissais depuis plus d’un an. Mais compte tenu des règles implicites sur les plateformes j’ai dû être succinct et tout condenser en une minute et en quelques pages. Quand la maison d’édition Robert Laffont m’a approché, j’ai tout de suite perçu une occasion d’apporter de la complexité et de la nuance à mon propos.

Dans ce livre, je m’interroge sur l’origine de mes choix et pose un regard critique sur mon parcours dans la voile. Qu’est-ce qui m’a attiré dans ce milieu ? Quels étaient mes rêves ? Par quoi ont-ils été dictés ? Et surtout, comment peut-on faire pour que les générations futures n’aient pas les mêmes désirs que nous, car ces rêves sont désormais obsolètes. Ce fut également une occasion de rejoindre la tradition littéraire que de nombreux marins ont initiée. De laisser une trace en 2024 pour dire « attention, là il y a un problème », même si Bernard Moitessier, l’avait déjà fait à la fin des années 60…

« Tant que nous ne remettons pas en question la finalité de la course au large, c’est-à-dire les classements, j’ai peur que les évolutions restent à la marge »

Penses-tu que la course au large puisse intégrer des paramètres écologiques suffisants au point de respecter les limites planétaires ?

L’association La Vague travaille en ce sens, donc j’espère que des choses vont changer. Cependant, tant que nous ne remettons pas en question la finalité de la course au large, c’est-à-dire les classements, j’ai peur que les évolutions restent à la marge. Car on essaie de rendre vert quelque chose qui fondamentalement ne l’est pas et continue sa quête vers toujours plus de vitesse, de technologie, d’innovation… C’est comme si on voulait faire rentrer un triangle dans un rond.

La question à laquelle nous devons répondre c’est : à quoi sert-on en tant que skipper ? Sommes nous seulement disposés à aller plus vite que les autres et à rester dans cette configuration de gagnant/perdant qui incite à écraser l’autre quitte à parfois casser nos bateaux dans l’espoir de gagner quelques minutes ? Ne peut-on pas imaginer de nouveaux enjeux ? Remettre au cœur des démarches sportives, l’idée de créer de la joie et de se rassembler pour jouer ensemble ?

Je me demande souvent si dans le futur on ne nous trouvera pas barbares et arriéré·es d’avoir imaginé nos sports selon cette logique du gagnant/perdant, au même titre qu’on trouve barbares aujourd’hui les jeux du cirque dans lesquels des hommes mouraient…

Dans ton livre, tu t’interroges sur « l’utilité de l’inutilité ». Peux-tu nous en dire plus ?

Je termine le livre en disant que « la beauté de l’inutile garde toute sa place à condition d’être soutenable ». C’est-à-dire que je suis profondément convaincu de l’importance de l’inutile et des choses non essentielles à la survie. Je crois profondément en la capacité de l’homme à raconter des histoires, à transmettre des émotions, et donc par extension à l’importance du sport et de la culture dans notre société. Je crois qu’il faut se battre pour que cela puisse perdurer. Néanmoins, et le point de bascule est là, compte tenu de la situation environnementale et sociale, on ne peut plus continuer de jouer de manière déraisonnée et complètement déconnectée des réalités scientifiques. Il n’est plus possible que nos loisirs d’aujourd’hui menacent le vivant présent et futur.

« Il n’est plus possible que nos loisirs d’aujourd’hui menacent le vivant présent, et futur »

Naviguer en solitaire a été l’accomplissement d’un rêve que tu poursuivais depuis des années. De quoi rêves-tu aujourd’hui ?

Je réalise que les choses qui me font vibrer aujourd’hui sont plus simples qu’avant. C’est par exemple le fait de naviguer à plusieurs sur un petit bateau, d’être en harmonie avec le monde qui m’entoure. J’essaie de saisir la beauté d’instants éphémères et de ne plus chercher ma satisfaction que dans l’effort physique, même si cela reste une composante importante. Le week-end dernier, je me suis par exemple lancé dans un trail, sans dossard ni chrono. Je ne sais pas combien de kilomètres j’ai fait, mais peu importe. Je voulais surtout être dehors. Vivre un truc beau.

C’est quelque chose que j’exprime à demi-mot dans le livre : j’ai le sentiment d’apprendre à renoncer aux rêves des autres. Pendant longtemps j’ai rêvé de la course au large, sauf que l’idée que j’en avais était en total décalage avec la réalité. Naviguer en solitaire ce n’est pas ce qu’on voit sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas juste de la quiétude et le fait de savourer la beauté de l’horizon. Il y a des fois où c’est très dur, où on casse tout, où on se fait mal. Mais par effet de comparaison et pour faire comme les autres, on continue de dire que c’est génial. Alors même que les bateaux sont de plus en plus agressifs et qu’on n’est pas à l’abri d’avoir un blessé grave sur le prochain Vendée Globe… C’est là où je pense qu’en tant que sportif·ves nous avons une responsabilité. Car oui les sportif·ves de haut niveau font rêver. Mais de quels rêves parle t-on vraiment ? Je crois que nous devons montrer des voies alternatives et proposer de nouveaux imaginaires, façonner des rêves plus soutenables. J’aimerais vraiment que le monde de la voile puisse être une source d’inspiration parce qu’il prend soin des écosystèmes (et des bateaux aussi d’ailleurs) plutôt que pour ses prouesses techniques, au détriment du reste.

Tu t’apprêtes à partir sur une expédition à la voile, est-ce ta nouvelle manière d’envisager la navigation ?

Ça fait longtemps que je souhaite articuler mes casquettes de navigateur et de cinéaste pour œuvrer sur les sujets qui m’importent et raconter quelque chose de positif. Alors avec ma copine Emka, on a décidé d’organiser une expédition à la voile pour montrer ce que pourrait être un monde en « post-croissance ». On souhaite créer une œuvre qui permette d’aller plus loin que seulement dénoncer ce qui ne va pas. On souhaite montrer ce qui pourrait advenir si on mettait réellement en place des politiques soutenables.

Stanislas Thuret est cinéaste-navigateur. Il a notamment participé à la Mini-Transat 2017 (une traversée de l’Atlantique en solitaire) et à la Route du Rhum 2022, avant d’annoncer son retrait de la course au large pour raisons écologiques à la suite de cette dernière course.

Ce que l’on retient de cet entretien

1. La désertion comme méthode

2. Questionner la seule logique de chrono qui induits des gagnants et des perdants

3. L’importance de s’interroger sur ses rêves. De quoi sont-ils la construction ?