Comment définis-tu les actions que vous menez chez Yambi ?
On accompagne les personnes exilées qui vivent dans la région alpine à mieux s’approprier le territoire en leur faisant pratiquer les disciplines sportives qui sont au cœur de notre culture locale – randonnée, ski, alpinisme, parapente… Car ce n’est pas parce qu’on vit en Haute Savoie, dans un paradis naturel, que l’on y a accès. Les personnes exilées vivent dans des zones urbaines et ne sont pas motorisées. Elles n’ont ni le capital social, ni le capital financier pour accéder à la montagne. Même la randonnée que l’on voit comme une pratique gratuite ne leur est pas accessible car cela suppose d’être équipé et de pouvoir se payer le moyen de transport qui t’emmène au début des sentiers.
Finalement, vous rendez les loisirs accessibles aux personnes exilées ?
Nous revendiquons l’accès aux loisirs comme un droit universel. Pour la plupart d’entre nous, la montagne est notre soupape de décompression. Il nous semblait évident qu’il pourrait en être de même pour ces personnes qui ont vécu des traumatismes. Malheureusement, une fois la majorité atteinte, les loisirs ne font souvent plus partie des processus d’accompagnement dont bénéficient les exilés.
« Ce n’est pas parce que l’on vit en Haute Savoie, dans un paradis naturel, que l’on y a accès. »
Pourquoi l’accès à ces pratiques sportives permet de s’intégrer plus facilement sur le territoire alpin ?
Parce qu’en France il y a différentes sous-cultures qui façonnent les territoires. En Haute Savoie la sous-culture est différente de celles des Landes, de Paris ou de Marseille. Ici la vie sociale est axée autour des sports de montagne. Nous parlons montagne, pratiquons la montagne. Si tu n’es pas familier avec, alors tu es rapidement exclu des moments de sociabilité et culturels. En pratiquant ces sports, ils s’intègrent donc mieux dans le tissu social local. Et cela leur permet de développer leur autonomie. Car rappelons-le, l’autonomie n’est pas qu’économique, elle est aussi sociale. C’est pour cela que nos cours de ski c’est tout l’hiver, et pas seulement une fois par mois. Nous souhaitons que nos jeunes puissent aller avec leurs collègues faire du ski après le travail si on leur en fait la proposition.
Y a-t-il d’autres bénéfices pour ces personnes en situation de grande précarité ?
Ce sont des moments qui leur permettent de créer du lien avec des locaux, mais aussi entre eux. Et ça, ce sont les travailleurs sociaux qui nous le disent. Alors qu’avant les communautés ne se mélangeaient jamais dans les foyers, maintenant qu’ils passent du temps ensemble en montagne, il n’est pas rare de voir des Africains et des Afghans devenir amis. Ces activités permettent donc aussi de rompre l’isolement dans lequel ils et elles se trouvent, de développer des liens inter-communautés, et de favoriser leur santé mentale. Cela, car le sport renforce l’estime de soi et génère des endorphines qui, à défaut de régler leurs problèmes, leur donne l’énergie de les affronter.
Enfin, et c’est peut-être l’élément le plus important, ces activités physiques permettent de les remobiliser et de les amener à apprendre d’autres choses comme le français, la conduite, ou l’ordinateur… Un Somalien nous a par exemple demandé des cours de français parce qu’il était frustré de ne pas pouvoir communiquer avec nous pendant les cours de ski. Alors qu’avant, ça ne le dérangeait pas du tout.
« L’autonomie n’est pas qu’économique, elle est aussi sociale »
Chaque année vous emmenez un groupe au sommet du Mont Blanc. En quoi cette initiative diffère-t-elle des autres ?
C’est une initiative qui s’inscrit sur le temps long. Nous programmons l’ascension uniquement après six mois de préparation physique. Or six mois pour une personne qui a dû apprendre à vivre au jour le jour pour survivre, c’est long. L’ascension du Mont Blanc est donc particulière parce qu’elle aide le groupe volontaire à réintégrer un rythme de vie plus « normal ».
C’est par ailleurs une ascension symbolique, parce que c’est le toit de l’Europe ! C’est notre manière de dire à nos jeunes qu’eux aussi ont le droit de rêver. D’ailleurs, nous avons commencé à organiser ces ascensions parce qu’un jour, alors que nous étions devant le Mont Blanc aux aiguillettes des Houches, l’un de nos jeunes nous a demandé de manière un peu innocente, si lui aussi pouvait y aller.
Gravir le Mont Blanc comporte des risques. N’y a-t-il pas des réticences de leur part à mettre leur vie en danger après avoir traversé tant d’épreuves ?
Ces épreuves qu’ils ont traversées n’ont pas été choisies, mais subies. Le Mont Blanc, au contraire, résulte d’un choix qui leur appartient. C’est leur décision que de se préparer pour l’ascension. Leur choix, de potentiellement se retrouver en plein mois de juillet sous -15 degrés face à des rafales de vent à 70km/h… Donc malgré des conditions météos parfois difficiles, ils restent étonnement heureux de vivre ça. Je crois que c’est pour eux une manière de reprendre le contrôle de leur vie. De sortir de cette inertie permanente dans laquelle ils se trouvent et qui les consume à petit feu.
Alors que le racisme est assez présent dans la société, quel a été l’accueil localement ?
Quand on a commencé, j’avais des réticences car les pays de Savoie sont des territoires historiquement chauvins avec une population très homogène culturellement et ethniquement. On dit ici qu’il faut trois générations pour être un vrai savoyard… J’ai aussi eu la mauvaise surprise de découvrir un jour dans ma boite aux lettres un article de presse sur YAMBI qui avait été transformé, et qui titrait désormais : « cinq terroristes s’entraînent pour conquérir le monde blanc » au lieu de « cinq réfugiés s’entraînent pour gravir le mont blanc ». Et à la place de nos noms, il était écrit « collabo »… Heureusement le vent à tourné. Aujourd’hui nombreux sont les guides et les bénévoles qui nous contactent pour participer à nos activités. Il y a un élan de solidarité autour de l’association.
« Les jeunes défavorisés ou racisés ont besoin de rôles modèles pour pouvoir s’y sentir à leur place. »
En parlant de « monde blanc », considères-tu que la montagne reste un milieu de personnes blanches ?
Oui car cette démarche d’inclusion pour rendre la montagne accessible est nouvelle et repose principalement sur des associations comme 82400, En passant par la montagne, ou nous. La montagne s’ouvre, notamment aux femmes, mais il y a encore énormément de travail à faire pour qu’elle soit réellement inclusive. Je crois que les marques et les athlètes issues de la diversité ont un rôle à jouer. Les jeunes défavorisés ou racisés ont besoin de rôles modèles pour pouvoir s’y sentir à leur place.
Comment arbitres-tu entre démocratisation et préservation ? Les deux sont-ils inconciliables ?
Je pense que la montagne est un espace naturel qui appartient à tout le monde comme l’océan et la mer. Tout le monde devrait y avoir accès. En revanche, il est vrai que la montagne est déjà sur-fréquentée et que c’est un problème. Comme bien d’autres choses, nous la consommons à outrance et contribuons à cette dégradation. Face à cela, notre réponse est de développer le volet environnemental pour que nos jeunes comprennent qu’à chaque fois qu’ils y vont, ils la consomment, la fatiguent, l’abîment. Qu’ils doivent être responsables dans cet espace.
Clélia Compas est diplômée de la London School of Economics (LSE). Elle a été consultante en questions migratoires au bureau de l’ONU en Thaïlande avant d’entreprendre un doctorat en Études Migratoires à University of Sussex. Elle a fondé l’association YAMBI en juillet 2020.