Sur un catamaran avec Women for Sea : la non-mixité pour s’émanciper

Nov 17, 2023 | Entretiens

Depuis dix ans, Nathalie Ille se sert de la navigation pour permettre à des femmes de s’affirmer et de s’émanciper par le biais d’expéditions en mer. J’ai eu la chance de participer à leur dernière création intitulée l’Odyssée des possibles. Un think tank en non mixité, embarqué sur un catamaran de 11 mètres de long pour réfléchir à des solutions pour le milieu marin et porter la voix des femmes. Lors d’un moment de calme, j’en ai profité pour poser quelques questions à notre skippeuse dans l’intimité de l’une des cabines du bateau. Récit d’une expédition sur le point de se conclure.

Qu’est-ce qui t’a amené à créer l’association il y a dix ans ?

Deux déclics sont à l’origine de l’association. Ma découverte tardive de la mer lors d’un convoyage entre les Açores et Marseille durant lequel j’ai constaté que la mer, avec la montagne, sont les seuls endroits au monde où l’on est conditionné à écouter la nature et à s’adapter à elle, plutôt que d’essayer d’aller contre elle. L’ordre du monde dans ces environnements est à sa juste place, et le vivre permet ensuite de l’appliquer plus facilement dans son quotidien. Et le second moment fondateur remonte à la période où je passais mes brevets pour devenir capitaine 200. J’ai réalisé à quel point dans ce milieu encore très masculin, il est difficile de trouver sa place en tant que femme. A mes débuts, on me proposait des postes d’hôtesse pour faire la cuisine ou le ménage à bord, mais jamais des postes à la hauteur de mes diplômes. Et lorsque j’étais skippeuse, on me demandait où se trouvait le capitaine… J’ai donc souhaité mettre en avant la voix des femmes en montant des expéditions qui les aident à prendre leur place.

© Lucie Francini

Tu utilises la navigation pour créer des moments collectifs entre femmes. Cela va à rebours de la conception que l’on se fait de la voile, où l’on observe le plus souvent des marins partir en solitaire.

Je garde un souvenir intense de ma seule navigation en solitaire car je me sentais en communion avec les éléments. Pour autant, je n’ai pas choisi d’en faire mon mode de navigation privilégié car je préfère vivre des choses en mer avec d’autres personnes plutôt que d’aller dans des endroits incroyables. Ce qui m’anime, c’est l’aventure humaine, le fait de faire collectif. C’est par exemple de vous voir retrouver vos cœurs d’enfants lorsque vous apercevez pour la première fois un dauphin. Elle est là, selon moi, la beauté de l’aventure. Non dans ce que la course au large valorise : la compétition, l’individualisme et l’accomplissement de choses extrêmes. C’est pour cela que je préfère associer mon rôle de capitaine à celui d’une cheffe d’orchestre plutôt qu’à celui d’une sportive. J’essaie de créer une dynamique où toutes les femmes à bord ont la capacité de contribuer, même celles qui n’ont jamais navigué. Une posture qui m’incite parfois à m’effacer pour laisser au collectif la place de s’exprimer.

« Lorsque j’étais skippeuse, on me demandait où se trouvait le capitaine. »

Avec l’Odyssée des possibles 2023, c’est la fin de ta cinquième Odyssée. Constates-tu des changements auprès des femmes qui participent ?

Depuis le début de cette Odyssée, j’ai la sensation d’être prise dans une vague qui s’alimente et qui au fur et à mesure de sa trajectoire grossit, jusqu’à devenir une déferlante. Une déferlante qui incarne un soulèvement féminin pour la protection de la mer et de la nature ! J’éprouve ce sentiment depuis que la presse s’est mobilisée pour soutenir notre appel débouchant sur 180 candidatures. Cela a généré chez moi une double prise de conscience. D’abord, que les femmes s’affirment beaucoup plus que par le passé. Car en lançant cet appel, j’avais peur du syndrome de l’imposteur – que des femmes se disent qu’elles ne sont pas suffisamment expertes ou qu’elles n’auront rien à apporter – or le nombre de demandes révèle que ce sentiment s’estompe. Et maintenant que les femmes s’affirment davantage, j’ai le sentiment qu’elles souhaitent se rassembler pour vivre des expériences dans un esprit de sororité et s’engager. Une volonté de « faire collectif » que je ressens énormément depuis que je suis à bord. D’où cette notion de déferlante qui grandit et qui par principe est inarrêtable.

Organiser des moments en non mixité deviendrait-il normal ?

L’affaire Weinstein et le hashtag français Balance ton porc ont selon moi marqué un grand basculement dans la mise à jour des discriminations et des violences faites aux femmes. Cela a permis de légitimer ce type de démarche et d’en promouvoir les bienfaits. Néanmoins, il reste encore du travail. Beaucoup de femmes à bord témoignent de commentaires qui leur ont été faits par des membres de leur entourage, masculin comme féminin. Des remarques qui questionnent l’intérêt de se regrouper entre femmes ou notre capacité à pouvoir apporter des solutions pour la protection du milieu marin. Ce qui me rappelle les remarques auxquelles j’ai moi-même été confrontée lors de mes premières expéditions : “mais qu’est-ce que vous allez faire entre femmes à bord ? Vous allez vous crêper le chignon et vous ennuyer”, m’a t-on dit une fois…

© Lucie Francini

Que réponds-tu pour déjouer ce type de remarque ?

Je m’appuie sur ce que je vis à bord pour expliquer que pour construire une société paritaire, en équilibre avec des femmes et des hommes à tous les niveaux, nous avons besoin de ces moments en non mixité lors desquels nous nous affirmons pour ensuite prendre notre place dans la société. Je témoigne qu’ensemble les femmes agissent dans la bienveillance, le partage des manœuvres et des activités. Elles prennent lentement confiance en elles, s’affirment et se revendiquent capables de, si bien qu’au débarquement elles ne sont parfois plus les mêmes qu’à l’embarquement… En revanche, dès lors qu’un homme embarque, la dynamique change. Elles se mettent en retrait, par soumission ou pudeur. Il y a un positionnement physique des corps qui est très perceptible sur un bateau. Elles osent moins car si elles font et qu’elles se plantent, elles donnent raison aux hommes qui ne les en croyaient pas capables.

Pour preuve : ces groupes de femmes imaginent des solutions profondes et concrètes pour la mer. Ces dernières semaines, nous avons conceptualisé une BD pour sensibiliser le grand public, pensé une action pour lier les ministères de la mer et du droit des femmes, dessiné un processus pour mobiliser les ambassadrices Women for sea… Nous n’étions pas là pour prendre des vacances.

Au-delà des remarques, ce qui me marque, c’est le regard que les gens posent sur le bateau lorsque l’on s’approche de la terre…

Chaque expédition comprend des escales pour passer à terre les messages de ce que nous faisons en mer. C’est une étape essentielle du dispositif. Dans les ports d’abord, où il est encore si peu commun de voir arriver des femmes sans homme/capitaine : notre simple présence provoque des réactions. Mais aussi auprès des scolaires. Nous montrons aux jeunes que l’on peut être femme et scientifique, femme et capitaine, femme et vidéaste… Qu’il est possible d’exister dans ces milieux et qu’il leur est possible d’envisager ces métiers autrement que comme iels les pensent aujourd’hui.

« Il y a un positionnement physique des corps qui est très perceptible sur un bateau »

Penses-tu qu’il soit encore nécessaire de construire de nouveaux modèles ?

Quand je suis arrivée à Paris pour faire du mannequinat à mes 17 ans, je me disais que les situations sexistes que je vivais étaient « normales » et qu’il fallait que j’apprenne à faire avec. A l’époque, nous n’avions pas encore ces modèles de femmes ayant eu le courage de raconter ce qui leur était arrivé, ni les réseaux sociaux pour nous aider à prendre conscience que l’on pouvait dire non et que ces situations étaient « anormales ». Donc oui, je pense qu’il est essentiel d’avoir des rôles modèles si l’on souhaite faire évoluer les référentiels. Aujourd’hui je souhaite montrer qu’il n’est pas nécessaire d’être un·e champion·ne olympique pour être une héroïne ou un héros de la mer. Il y a des héroïnes de la mer partout : des femmes pêcheurs, des scientifiques qui donnent leur vie à la science, et bien d’autres parcours encore.

Sur l’une des semaines de l’Odyssée des Possibles, tu as décidé d’emmener ton fils de 5 ans. Comment as-tu vécu cette double casquette de mère et de capitaine ? As-tu eu besoin de lever de nouveaux freins ?

Cette configuration a généré énormément de questionnement avant l’embarquement. Je me suis demandée s’il ne valait pas mieux que je n’embarque pas, que je mette une autre skippeuse à ma place quitte à être hors budget ou s’il était possible d’emmener une nourrice à bord pour le garder, etc. Je me questionnais énormément sur l’image que cela véhiculerait. J’étais tiraillée entre d’un côté ma volonté de ne pas laisser mon fils pendant trois semaines et de l’autre celle de vivre ce projet que nous préparions depuis un an. J’ai finalement pris la décision de l’emmener grâce au soutien que j’ai reçu des membres de l’association. Beaucoup m’ont accompagnée en me disant que si j’étais à l’aise avec le fait de porter la double charge mentale, d’être capitaine et mère, alors je ne devais pas hésiter. Que cela permettrait de montrer qu’il est aussi possible d’être mère en mer. Une expérience que je referais sans hésitation, car mon fils Luka a su trouver sa place sur le bateau et marquer l’équipage à sa manière.

© Lucie Francini

Women for Sea est une association loi 1901, d’intérêt général. C’est une communauté engagée pour la protection de la mer, qui rassemble, accompagne et valorise les femmes qui agissent.

 

L’Odyssée des Possibles est l’un de leurs projets phare : une expédition à la voile, pluridisciplinaire et féminine dont l’objet est de mieux porter la voix des femmes au service de la mer.

 

Ce que l’on retient de cet entretien

1. Organiser des temps en non-mixité permet de s’affirmer, ce qui aide pour ensuite mieux prendre sa place dans la société.

2. Ces expériences sont de moins en moins stigmatisées, mais il reste encore du chemin pour qu’elles soient considérées comme la normalité.

3. L’importance des rôles modèles pour ouvrir les possibles et les projections.