Voyage en avion : la honte peut-elle changer de camp ?

Mai 9, 2024 | Entretiens

Les entreprises polluantes entretiennent sciemment la désinformation autour de l’écologie et utilisent tous les leviers imaginables pour faire peser la culpabilité sur le consommateur. Quelles sont les pistes pour que la responsabilité - et la honte - change de camp ? Entretien avec Garance Bazin, doctorante en anthropologie de l’environnement et spécialiste du sujet des voyages.

Comment se fait-il qu’il y a des choses sur lesquelles on arrive à renoncer et d’autres comme les loisirs, où c’est plus difficile ?

Ce que je remarque auprès de mes enquêté·es, qui ont entre 18 et 28 ans, c’est qu’iels ont rarement conscience des échelles d’impact. Ils ne savent pas qu’il faudrait que notre empreinte carbone se situe vers 2 tonnes pour respecter les accords de Paris, et qu’elle est actuellement pour un français moyen autour de 9 à 10 tonnes. L’Observatoire Société et Consommation (Obsoco) pour Greenpeace montre d’ailleurs que moins de 1 jeune français sur 4 pense que ce qui impacte le plus la planète parmi les gestes du quotidien, c’est le tri des déchets, puis le gaspillage alimentaire. L’avion n’arrive que loin derrière alors qu’il faudrait réduire ses déchets pendant onze ans pour compenser un vol Paris-Doha. Par ailleurs, les gens ont très envie de croire que s’iels trient leurs déchets toute l’année, alors leur vol long courrier sera compensé. Iels voient l’avion comme un acte qui récompense les efforts faits pendant le reste de l’année.

« Les gens ont très envie de croire que s’iels trient leurs déchets toute l’année, alors leur vol long courrier sera compensé »

Comment expliques-tu tous ces amalgames autour des ordres de grandeur ?

C’est un phénomène que les émetteurs d’emballage entretiennent depuis les années 70, depuis qu’ils sont passés du système de consignes avec des bouteilles en verre au système du jetable bien plus polluant mais économique. C’est là qu’ils ont commencé à faire reposer la responsabilité des déchets sur le dos des consommateurs ; pour éviter qu’on remette en cause ce système de production qui produit plus de déchets qu’on ne peut en gérer. La première campagne The Crying Indians sortie en 1971 met en scène un natif américain qui descend une rivière polluée dans un canoë. Elle se termine par un gros plan sur son visage, une larme qui dégouline et ces mots : People start pollution, people can stop it. Une vidéo joliment sponsorisée par le premier pollueur mondial de plastique, Coca-Cola. Et depuis 50 ans, rien n’a changé. En 2019 on a eu le droit à la pub les sirènes n’existent pas, mais les poubelles si, réalisée par l’association « Les Gestes propres » et payée par Nestlé, Cristalline et Coca-Cola. Or il ne faut pas sous-estimer la puissance de ces campagnes. Parmi mes enquêté·es, certain·es se rebellent contre leurs parents parce qu’ils achètent des bouteilles en plastique, ou contre leurs ami·es qui jettent des mégots par terre. Par contre, si tu les questionnes sur l’impact de la production de viande et surtout sur l’aviation, c’est le vide.

Quels sont les leviers utilisés par l’aviation pour entretenir ce flou ?

Les entreprises qui émettent énormément de pollution savent détourner l’attention en rejetant la responsabilité sur des choses plus minimes. L’aéroport de Nice par exemple à fait une pub pour expliquer qu’il ne faut pas mettre la climatisation trop forte et qu’il faut penser à éteindre les lumières en sortant. C’est l’hôpital qui se fout de la charité, mais ils ont tout intérêt à le faire car à nouveau, les gens ont très envie de croire que les petits gestes peuvent compenser leurs vols. Et les avionneurs le savent très bien. Ils savent que les gens veulent croire que leur échappatoire est compatible avec l’urgence climatique. Donc ils se positionnent comme ce qui est indispensable pour rendre la vie des urbains supportable. L’avion, c’est ce qui permet de « s’évader », de « voler au-dessus des nuages », de se « téléporter », pour revenir reposé.

C’est anecdotique, mais l’une de mes enquêtées pense que l’on pourrait régler le changement climatique si tout le monde faisait comme elle et son coloc, à savoir, sa lessive au bicarbonate de soude et trier ses déchets. Sauf que son colocataire est steward chez Air France et elle, étudiante en école de tourisme, avec l’envie de faire voyager des comités d’entreprise dans des écolodges à l’autre bout du monde. C’est inquiétant de voir que même avec les meilleures intentions, même ceux qui travaillent dans ces milieux très polluants ne savent pas à quel point ils impactent le climat.

Il est donc vain de croire en un boycott général de l’avion ? Le Flygskam Suédois (le sentiment de honte de prendre l’avion) n’est pas généralisable ?

On dit souvent qu’il faut 20% de convaincus pour qu’une idée cesse d’être perçue comme irrecevable socialement et arrive à faire tâche d’huile. C’est ce qu’il s’est passé avec le flygskam en Suède. Mais je ne crois pas que cela puisse se généraliser tant qu’on aura des influenceurs et célébrités comme Neymar ou Kylie Jenner qui valorisent l’avion comme quelque chose de glamour auquel il faut accéder socialement. C’est pour cela que Greenpeace propose de faire une loi Évin climat pour interdire la publicité des produits et services polluants au même titre que l’alcool et le tabac. Car sans cette loi, pourquoi les célébrités se priveraient-elles de ces partenariats juteux avec des marques de SUV ou avec des compagnies aériennes ? Surtout sachant que c’est ce que leurs communautés attendent d’eux.

Il faut se rendre compte qu’on vit dans un monde ou la pop star la plus adulée au monde, Taylor Swift, a émis en 2022 rien qu’avec son jet privé 8300 tonnes de CO2, alors qu’on devrait être à 2 tonnes…

C’est donc auprès des entreprises qu’il faut faire pression ?

Les entreprises savent que la responsabilité n’est pas entre les mains des individus. Elles ont simplement d’excellents communicants qui ont trouvé des clés pour leur faire gagner des dizaines d’années en culpabilisant les individus. Ce qui, dans une société occidentale judéo chrétienne, fonctionne très bien. Donc oui, je milite pour que la législation soit plus rude à l’égard des entreprises, car sans ça je ne crois pas que les changements pourront advenir à temps dans le secteur privé. C’est comme pour la ceinture de sécurité : il a fallu la rendre obligatoire pour que les gens y adhèrent, alors que son unique finalité est de vous sauver la vie. Il faudrait également que les dirigeant·es qui prennent les décisions soient tenus pour responsables personnellement et qu’iels puissent encourir des peines de prison. Sans ce risque pénal, je ne vois pas pourquoi Patrick Pouyanné (CEO de Total Energie) arrêterait les projets d’extraction qui lui rapportent des millions. Rappelons-nous du procès sur le tabac : six responsables des lobbies n’ont pas eu de mal à jurer devant la Cour Suprême américaine qu’ils ne savaient rien de l’aspect cancérigène du tabac, alors que les archives démontrent désormais le contraire.

« Les entreprises ont d’excellents communicants qui ont trouvé des clés pour leur faire gagner des dizaines d’années en culpabilisant les individus. Ce qui, dans une société occidentale judéo chrétienne, fonctionne très bien »

Pour revenir sur les voyages, les derniers chiffres ne sont pas très encourageants. Comment se fait-il que les nouvelles générations prennent plus souvent l’avion que les précédentes alors que la crise climatique s’accentue ?

Je pense que l’une des explications est à trouver dans les rapports publiés par La Fondation Jean Jaurès et l’Ipsos et qui expliquent que le nombre de climato-sceptique a augmenté de 8 points au sein de la population française entre 2021 et 2022. Nous sommes passés de 29% à 37%. Et le plus triste, c’est qu’en effet, ce sont les jeunes (et non les boomers, qui arrivent en seconde position) qui sont les plus climato-sceptiques, avec 42%. Une situation préoccupante qui selon moi est la corrélation de plusieurs facteurs : d’abord l’augmentation du défaitisme qui touche désormais 37% des jeunes et qui continue de gagner du terrain. Or là où l’éco-rage pousse à l’action d’après Laurent Cordonnier, sociologue à la Fondation Descartes, le défaitisme diminue la probabilité de faire des gestes vertueux envers le climat. C’est l’idée que tout est foutu et qu’il vaut mieux en profiter… Ensuite, le manque d’éducation aux médias de cette génération est une autre explication. 46% des jeunes s’informent uniquement via les réseaux sociaux (TikTok et Instagram) et sont donc plus facilement soumis aux fake news. D’autant qu’aujourd’hui les sources d’information peu ou pas fiables ont réussi à prendre l’apparence de la fiabilité en copiant les codes graphiques des grands groupes de presse. Enfin, même dans l’hypothèse où les jeunes seraient intéressés par l’environnement, encore faut-il que leur milieu social les y confronte. Car les temps d’antenne sur les sujets climatiques s’améliorent mais restent minimes sur les grandes radios et télé. La COP 28 n’a occupé qu’1,3% du volume médiatique durant les deux semaines de l’évènement. C’était 1,8% pour la COP26…

Et c’est sans compter les raisons structurelles à l’industrie touristique, non ?

En effet, encore aujourd’hui, rien n’est fait pour aider celles et ceux qui souhaiteraient être vertueux. Pour partir en Irlande en ferry, c’est minimum 270€ par personne l’aller en juillet, sans cabine. Alors qu’en avion c’est 50€ et ça ne met pas 12 heures. Quant au train, il a beau être 80 fois moins polluant que l’avion, il reste en Europe deux à trois fois plus cher… Et là je ne parle que des facteurs économiques, mais si on ajoute les facteurs sociaux, le fait que ce que nous consommons, nous définit (selon le sociologue Maurice Halbwachs), alors il n’est pas étonnant que pour cette catégorie de population, le choix d’arrêter de prendre l’avion reste difficile. Car faire une croix sur les city break à Rome ou à Milan, et le boy trip en Thaïlande, c’est dire non à des usages qui restent synonyme de réussite. En faisant ça, iels s’excluent délibérément des cercles sociaux auxquels iels avaient réussi à accéder. Changer de pratiques pour aller vers le plus vertueux est aussi rendu plus facile si ça peut être valorisé auprès de l’entourage, du milieu social.

Dès lors, quels devraient être les grands changements à opérer dans l’industrie du tourisme face à l’urgence écologique ?

Déjà, je pense qu’il faut essayer de rendre les vacances accessibles à tous, plutôt que de les blâmer comme certains essaient de le faire. Car ne pas partir en vacances rendrait aussi malheureux que de divorcer dans l’année, d’après l’enquête « Conditions de vie et Aspirations » du Crédoc. Cependant il est évident que nous devons faire des concessions avec les loisirs polluants. Arrêter l’hyperconsommation des voyages. Faire une croix sur les loisirs qui reposent sur des énergies fossiles et/ou des gens mal payés. Et interdire à l’industrie touristique de faire son beurre sur les éléments naturels en voie de disparition. Et notamment les voyages au grand nord pour profiter de la banquise avant qu’elle ne disparaisse, ou en Australie pour observer les derniers coraux. Car en faisant ça, on accélère les phénomènes qui les dégradent…

Enfin, nous devons travailler sur les imaginaires, mais sans faire table rase de l’existant. Ne pas essayer de les “casser” mais les détourner pour les orienter vers des choses plus vertueuses. La région Bretagne l’a fait en 2020 avec une série de pubs excellentes qui reprend les codes esthétiques exotiques tout en les détournant avec des signifiants bretons : cet été naviguez aux Caraibzh ; Cet été partez au Galapagozh.

Que penses-tu de l’éco-aventure ou de la microaventure ? Est-ce des pistes intéressantes pour transformer notre conception du tourisme ?

Lorsque j’ai découvert la microaventure, j’ai demandé à mes enquêté·es s’iels étaient familiers avec ces termes, et iels m’ont répondu : l’éco quoi ? C’est un accrobranche madame ? Ça m’a fait beaucoup rire, mais cela montre bien que ce type de voyage s’adresse principalement à des trentenaires. Hourrail par exemple, c’est super, ça explique comment se rendre dans telle ou telle ville en train, mais comme le prix n’est pas indiqué sur les trajets, les jeunes savent que ça reste trop cher pour eux. Et à nouveau, je pense que ce type de voyage n’est socialement valorisé que dans certains milieux sociaux. Ça l’est auprès de mes pairs doctorants, mais pas auprès de mes L2 qui trouveraient ça fou si je leur disais que je vais passer mon été à faire du trek plutôt que d’aller passer une semaine à Bali.

Donc en résumé, je trouve la proposition de la microaventure et de l’éco-aventure louable et je reconnais que ça va dans la bonne direction, mais cela reste des propositions inaccessibles au plus grand nombre.

« Lorsque j’ai découvert la microaventure, j’ai demandé à mes enquêté·es s’iels étaient familiers avec ces termes, et iels m’ont répondu : l’éco quoi ? C’est un accrobranche madame ? »

Ça reste pour des classes privilégiées…

Évidemment. Ça s’adresse à des personnes en bonne condition physique et qui ont beaucoup de temps de loisirs. J’ai échangé récemment avec un éco-aventurier qui souhaiterait que tout le monde prenne le train pour aller en Suède découvrir le pays à vélo. Mais la plupart des gens quand ils sont en vacances, ils ne cherchent pas à faire des efforts physiques. Les gens veulent se reposer, s’étaler quelque part de préférence au soleil, dormir, ne pas faire d’efforts pour les repas…. N’oublions pas que beaucoup de gens ont des métiers durs physiquement et que pour eux, le temps libre est synonyme de repos physique.

De manière générale, je pense que si l’on veut imaginer des alternatives globales au modèle touristique dominant, alors on ne peut faire l’économie de s’interroger sur les motivations des touristes. Or pourquoi part-on en vacances ? Est-ce vraiment pour rencontrer l’autre, pour se confronter à une certaine altérité, pour apprendre de nouvelles coutumes ? La réponse est non dans la majorité des cas. Ça, c’est une conception élitiste du voyage. La réalité, c’est que la plupart des gens se déplacent pour changer de cadre et éventuellement pour rencontrer une version d’eux-mêmes ailleurs, mais pas pour rencontrer des locaux. D’ailleurs pour l’anecdote, il m’est arrivé de lire dans un guide sur l’Égypte réalisé par des influenceurs : « Les Égyptiens sont très accueillants, mais attention, les arnaques sont partout ». Et ce fut la seule phrase qui mentionnait les Egyptiens… Il faut donc selon moi davantage se concentrer sur l’esthétique. Montrer que si c’est le Machu Picchu qui intéresse les gens et non les rites mortuaires au Pérou, alors ils peuvent peut-être aller au Mont Cervin prendre leur photo. Ça sera tout aussi grandiose et moins coûteux pour la planète, mais c’est vrai que la gastronomie sera moins dépaysante

Garance Bazin est doctorante en anthropologie de l’environnement. Ses travaux de recherche portent sur nos contradictions écologiques. Elle essaie notamment de comprendre pourquoi de nombreux jeunes citadins français trient leurs déchets, mais continuent d’aller à Rome en avion pour le week-end. Elle est également co-rédactrice du rapport de Greenpeace : Les influenceurs voyage et les publicités du secteur aérien à contre-courant de l’urgence climatique !

Ce que l’on retient de cet entretien

1. Prendre conscience des échelles d’impact.

2. Changer une pratique est plus facile lorsque c’est valorisé par son milieu social

3. Ne pas s’enfermer dans une conception élitiste du voyage